En dépit des difficultés et des incertitudes qu’elle soulève, le fait de privilégier cette dernière option, en continuité avec le point de vue qui a été soutenu tout au long de ce propos, suppose que l’on fasse de la cohésion sociale une valeur, et même la valeur de référence devant présider à l’organisation de la vie en société. On pourrait le contester et prétendre, comme le font aujourd’hui les orientations libérales ou néolibérales, que la libération complète du marché afin de maximiser la capacité de produire des richesses est l’impératif catégorique auquel une société moderne doit se plier, quelles qu’en puissent être les conséquences sociales. Cette position n’est pas réfutable seulement par des raisons, pas plus que n’est strictement démontrable la position que nous avons défendue ici. Elle repose sur un choix de valeur, ou de société. À savoir qu’il est meilleur et plus digne de vivre dans une société de semblables, une société solidaire ou intégrée, dont tous les membres sont unis par des relations de réciprocité, plutôt que dans une société menacée d’être clivée par les exigences impitoyables de la concurrence économique entre gagnants et perdants, nantis et malheureux, inclus et exclus. Si choix il y a, il est entre la volonté de vivre dans une société animée par le souci du bien commun, ou de se contenter de former un conglomérat d’individus qui n’auraient d’autre objectif que d’imposer, à leurs risques et périls d’ailleurs, leur intérêt privé.
Le diagnostic que l’on peut porter aujourd’hui sur l’état de la cohésion sociale s’est sans doute aggravé depuis 2009. Ces dernières années, nous avons davantage encore pris conscience de la puissance destructrice de la dynamique de financiarisation qui est au coeur du régime du capitalisme mondialisé. Le cataclysme financier de l’automne 2008 déclenché par la crise des subprimes en particulier a montré qu’un processus qui paraissait voué à la croissance et à l’accumulation des profits pouvait se retourner presque du jour au lendemain et déboucher sur un champ de ruines.
On pourrait donc être plus pessimiste aujourd’hui en se disant qu’une machine à détruire est à l’oeuvre qui échappe à tout contrôle. Et, de fait, depuis 2008, aucune instance efficace de contrôle n’a été mise en place ; les agences de notation continuent à faire la loi en inspirant des mesures d’austérité qui ruinent déjà la Grèce et partiellement l’Espagne, en attendant peut-être de déstabiliser l’ensemble de l’Europe. Pour le dire d’une manière familière mais réaliste, nous allons dans le mur en continuant ainsi. Mais on pourrait se dire aussi que ces drames pourraient être l’occasion d’une prise de conscience en montrant qu’une conception d’une mondialisation heureuse parce qu’elle accomplirait le libre déploiement des marchés au profit du plus grand nombre est un mensonge, ou tout au moins un mythe libéral démenti par les faits. Dès lors, la question de « domestiquer les marchés » devient une question de vie ou de mort sociale. Je reprends la formule de Karl Polanyi qui entend par domestication du marché le fait d’accepter sa présence (comment pourrait-on faire autrement dans une société moderne ?), mais en l’insérant dans des systèmes de contrainte pour dompter son ubris (démesure) qui l’entraîne dans une fuite en avant infinie.
Il appartient aux économistes de définir des systèmes de règles qui pourraient maîtriser les marchés financiers. Mais il appartient aussi aux citoyens en général de faire entendre leur voix pour défendre une conception d’un monde social dans lequel il est bon de vivre parce que ses membres sont unis par des relations d’échanges réciproques, tandis que l’hégémonie du marché entretient une lutte de tous contre tous qui ruine la cohésion sociale. Il devient de plus en plus évident que les régulations qui pourraient encadrer le marché doivent avoir un caractère transnational. L’état actuel de l’Europe menacée d’éclatement montre bien qu’une Europe purement économique ou purement monétaire est incapable de se maintenir. Alors que l’on parle depuis si longtemps d’une « Europe sociale » sans la réaliser, l’urgence de la mettre en oeuvre apparaît aujourd’hui comme une exigence de survie pour l’Union européenne, mais aussi sans doute pour pouvoir continuer à vivre dans une société qui assure un minimum de solidarité entre ses membres et qui les traite comme des citoyens.
Il n’est pas du tout certain que cette recherche d’un compromis entre les intérêts économiques et les intérêts sociaux l’emportera tant sont puissantes les dynamiques qui vont dans le sens d’une hégémonie croissante du capital financier international. D’ailleurs, le sentiment d’incertitude face à un avenir lourd de menaces s’est aussi accru ces dernières années, témoin les nombreuses enquêtes sociologiques et sondages d’opinion qui disent tous cette inquiétude profonde de nos contemporains face à ce que l’avenir leur réserve. Mais que l’avenir soit incertain signifie aussi que le pire n’est pas certain et que les jeux ne sont pas faits. Ainsi, l’indignation est devenue depuis peu un thème à la mode. Elle montre qu’un nombre croissant de gens ne se résignent pas à ce que leur vie soit annulée au nom d’une mécanique sociale qui a pour seul objectif de maximiser les profits. Mais, pour l’instant, ces manifestations d’indignation ressemblent à des bouffées de révolte qui crèvent à la surface de la société, elles n’entament pas sa dynamique. Il reste à convertir les formes de protestation en formes d’organisation collective capables de peser sur les enjeux économiques et financiers.
C’est bien des structures collectives de résistance au marché qu’il faudrait mettre en place pour sauvegarder la cohésion sociale. Pour le tenter, on peut retenir la leçon de l’histoire sociale. Ce que l’on a appelé le « compromis social » de la fin du capitalisme industriel était parvenu à contenir l’impérialisme du marché en l’équilibrant par un système de droits sociaux rattachés au travail. Le redéploiement de ces droits dans la conjoncture du nouveau régime du capitalisme formerait l’armature nécessaire pour maintenir les dynamiques économiques et financières dans des limites compatibles avec la cohésion sociale. Ce serait le nouveau compromis social homologue à celui du capitalisme industriel, mais reconstruit à l’heure de la mondialisation et qui rééquilibrerait le poids de l’économie et de la finance par des droits sociaux. Le défi à relever est considérable et l’omniprésence du sentiment d’incertitude à l’égard de l’avenir montre bien que nul n’est assuré qu’il sera relevé. C’est cependant sans doute la réponse la plus appropriée face au risque de voir la cohésion sociale définitivement brisée par les forces du marché laissées à elles-mêmes.