Communiqués

Quels droits d’auteur pour la création numérique?
L’importance de l’expérimentation
par François Gèze

05 décembre 2006

Intervention au colloque de la Société des gens de lettre sur « La création littéraire à l’heure du numérique », mardi 5 décembre 2006.



Il est encore difficile de parler d’une « position » de l’édition française face aux défis du numérique. En effet, l’expérience des éditeurs en la matière est extrêmement variable d’un secteur à l’autre. Certains secteurs, peu nombreux, s’y sont frottés de longue date. C’est le cas des éditeurs de droit, dont l’importante clientèle professionnelle a permis le développement d’une offre importante de ressources numériques (bases de données, etc.). C’est le cas également des éditeurs d’encyclopédies et de dictionnaires, très tôt convertis au SGML puis à XML, du fait de la complexité de leurs livres, et qui ont conçu des CD-ROM à partir de leurs ouvrages papiers. C’est le cas également de l’édition scientifique – mais je l’évoque pour mémoire, puisqu’elle a presque complètement été effacée de la carte éditoriale française, au profit des grands éditeurs anglo-saxons. Enfin, l’édition scolaire, avec le « cartable électronique », a sérieusement investi ce domaine, même si, faute de vrais usages dans l’Éducation nationale, il reste balbutiant.
Mais la majorité des autres éditeurs (littérature générale – fiction et non-fiction –, édition universitaire, jeunesse, pratique, BD, etc.) n’a pratiquement aucune expérience en matière d’édition numérique, ce qui s’explique d’abord très logiquement par l’absence de vrais débouchés jusqu’à ce jour. Et au-delà, il faut admettre que la curiosité – et donc la connaissance des enjeux – pour les perspectives offertes à l’écrit par le numérique reste, disons, des plus réduites… Je connais beaucoup d’éminents confrères et amis qui n’ont pas d’ordinateur sur leur bureau, et qui ne connaissent Internet que par ouï-dire. Il n’est donc pas surprenant que, lorsqu’on évoque la possibilité de diffuser des livres électroniques via le Web, la réaction la plus habituelle – j’en ai fait souvent l’expérience –, soit : « Si nos fichiers se retrouvent sur Internet, nous sommes fichus ! »
Avant même de savoir ce qui va se passer avec les fichiers sur Internet, la préoccupation majeure est ainsi celle d’empêcher le piratage. Mais le piratage de quoi ? Faute d’usages, pour l’instant, les livres ne sont pas sur le Web, sauf exception. Mais il faut quand même « empêcher le piratage ». Donc, depuis quatre ou cinq ans, il y a eu moult commissions et groupes de travail sur les DRM, DOI, tatouages, etc. Qu’on se pose le problème de la protection, c’est bien sûr légitime, mais en faire la priorité numéro un, c’est clairement mettre la charrue avant les bœufs : avant cela, il faut se poser la question des usages, des moyens techniques et des modalités économiques de diffusion. Or, en matière d’écrit, il n’existe pas encore l’équivalent des formats MP3 et DivX, qui ont permis l’explosion de la musique et du cinéma en ligne.
Ce climat ne facilite évidemment pas une réflexion approfondie et sereine, alors même qu’il est désormais de plus en plus certain que la diffusion sous forme numérique de l’écrit constitue un défi majeur pour l’édition « traditionnelle », à relativement brève échéance. De ce point de vue, je félicite la SGDL d’avoir pris l’initiative de cette journée de débats : vous êtes, d’une certaine façon, bien plus avancés que nous dans la réflexion, au moins dans les questions que vous acceptez de vous poser, certes sans avoir de réponses toutes faites. Mais au moins vous posez des questions.
Cela dit, j’observe que, depuis cette année 2006, les choses commencent à changer dans notre milieu, sinon sur l’édition numérique, du moins sur la puissance du Web. Parce que, tout simplement, tous les éditeurs constatent que, quand on parle d’un livre sur Internet, cela fait vendre. Et surtout, parce que, dans un marché de la librairie stagnant, tous constatent l’envolée des ventes des « libraires en ligne » (Amazon.fr, Fnac.com, Alapage.fr, etc.). Donc, beaucoup d’éditeurs qui n’avaient jusqu’alors qu’un vague site Internet qui ne ressemblait pas à grand-chose, se réveillent et demandent à leur service marketing de le dynamiser : premiers chapitres et tables des matières en ligne, blogs et vidéos d’auteurs, etc.


Reste que l’on n’a encore guère avancé sur les problèmes de fond que vous soulevez. En dehors des juristes des grands groupes qui se penchent sérieusement sur ces questions – à la demande des patrons et surtout pour bien verrouiller les DRM et les clauses des contrats d’auteur sur les droits numériques –, peu d’éditeurs explorent ces chantiers. Au-delà de l’expérience de Florent Latrive, qui reste assez exceptionnelle aujourd’hui, il faut donc saluer le travail de pionnier en matière d’utilisation du Web de Michel Valensi, directeur des Éditions de l’Éclat, qui publie des livres de philosophie de haut niveau : très tôt, il y a plusieurs années, dès la généralisation d’Internet, il a développé le concept de « lyber », consistant à rendre un livre gratuitement accessible en ligne, dans une version HTML de qualité. Il a constaté, dit-il – il a maintenant le recul et l’expérience de plusieurs années –, que les livres accompagnés d’une version lyber gratuite se vendaient mieux en librairie que ceux qui ne bénéficiaient pas de cette exposition.
À La Découverte, même si nous avons fait depuis plusieurs années un travail important sur notre site Web (il reçoit plus de 50 000 visiteurs uniques par mois) et le catalogue en ligne qu’il comporte, et si nous offrons de plus en plus des fichiers gratuits de fragments de livre (introduction, un chapitre…), nous ne sommes pas encore allés jusque-là. Mais nous envisageons de le faire pour certains titres et nous travaillons sur plusieurs projets de sites compagnons où le livre entier serait gratuitement accessible en version numérique.
Je pense toutefois qu’il faut être prudent. Certes, c’est bien d’expérimenter, comme le soulignaient les intervenants précédents : on ne sait pas trop où on va, donc tâtonnons, expérimentons tous azimuts, plutôt que de rester frileux dans notre coin. Regardons ce qui se passe, et on verra bien ce qu’il faut garder ou non, ce qui favorise la diffusion du livre sans ruiner ses fondements économiques. L’expérience du « lyber » des Éditions de l’Éclat est donc positive.
Mais est-ce que la situation ne risque pas de changer profondément avec l’arrivée du papier électronique (e-ink ou quantum paper) et de tablettes de lecture bon marché, offrant un confort équivalent à celui du papier classique ? Après l’échec du « e-book » du début des années 2000 (trop cher et peu commode), nombre d’observateurs estiment aujourd’hui que la nouvelle génération de « readers » qui commencent à arriver sur le marché (et dont les performances s’améliorent très vite, pour des prix qui baissent aussi très vite) pourrait permettre une vraie révolution dans les prochaines années : si, effectivement, en téléchargeant un fichier de livre sur un lecteur aussi bon marché qu’un lecteur MP3, on peut avoir le même confort de lecture et la même commodité que le livre papier imprimé, cela change beaucoup de choses.
Ce qui ne veut pas dire que le livre papier va disparaître. Mais il peut y avoir des transferts importants de ventes de livre papier vers des ventes sous forme numérique – avec, cette fois, de vrais risques de piratage. Nous n’y sommes toutefois pas encore, car même si les outils techniques changent la vie, comme le format MP3 a bouleversé l’économie de l’édition musicale, il y a encore pas mal d’autres problèmes à résoudre, dont le moindre n’est pas celui des normes d’encodage, avec de sérieuses bagarres en perspective entre « formats propriétaires »…
Néanmoins, je pense comme vous qu’il est souhaitable que les œuvres circulent un maximum et l’édition électronique peut y contribuer. Donc, on peut imaginer un avenir dans lequel il y aura l’équivalent du MP3 pour le livre et des outils de lecture équivalents au papier imprimé. Dans ce cas, si on rend le livre gratuitement accessible en ligne et qu’on peut le télécharger sur de tels lecteurs, il n’y aura plus de rémunération pour l’auteur et l’éditeur, sauf peut-être sous forme de dons… On entre là dans un terrain extrêmement mouvant….


Les évolutions technologiques à venir sont à l’évidence grosses de bouleversements, mais leur rythme comme leur ampleur restent à ce jour trop incertains pour qu’il soit utile de spéculer plus avant. En revanche, à partir des expériences existantes, nous pouvons – et nous devons – d’ores et déjà explorer quelques pistes, notamment sur les terrains juridique et économique, de façon très pragmatique et en essayant de réfléchir sans préjugés ni œillères.
Un premier point me paraît très important, c’est de bien distinguer le « livre clos » de l’écrit en mouvement. Je pense qu’on aura toujours besoin du livre clos, avec une première et une dernière phrase, qui ne bouge plus, qui fixe un moment de l’expression littéraire ou de la pensée d’un auteur (ou d’un collectif d’auteurs). Si l’auteur le veut, peut-être reviendra-t-il dessus plus tard pour le transformer, c’est sa liberté. Mais il me semble essentiel qu’une œuvre – roman, essai, BD ou autre –, puisse être considérée comme close et circuler comme telle : c’est à mes yeux une condition majeure pour résister à la dictature de l’instantanéité et de l’éphémère, pour que lecteurs et citoyens puissent conserver grâce à ces œuvres la distance indispensable à l’exercice de la pensée autonome et de l’esprit critique – n’est-ce pas la fonction première de la création ?
Pour cette œuvre close, il est important de conserver les principes de protection du droit d’auteur, patrimonial et moral, qui sont ceux que nous connaissons aujourd’hui. Il en va sans doute autrement pour les textes mouvants, collaboratifs et évolutifs, formidable innovation rendue possible par l’existence de la Toile (comme par exemple les livres qui se préparent sur Internet – il m’est arrivé d’en publier, après que les auteurs ont élaboré leur manuscrit en mettant en ligne des chapitres à mesure de leur rédaction, pour susciter des discussions, réécrire, etc.). Là, il est logique d’utiliser les outils de la licence Creative Commons pour assurer une protection, qui doit être plus souple, plus ouverte. Les œuvres collaboratives que vous évoquiez dans la musique, on peut imaginer qu’elles existent aussi demain pour l’écrit, et elles devront probablement relever d’un régime juridique différent.
Du fait de cette évolution des conditions de production (et de diffusion) des œuvres, l’avenir est sans doute à la combinaison de régimes juridiques. J’ai trouvé à cet égard très intéressant ce que vous avez expliqué, c’est-à-dire que la logique Creative Commons peut s’articuler à celle du droit d’auteur « à la française », sans être concurrente. C’est donc à nous, éditeurs, auteurs, juristes spécialistes de la propriété littéraire, de faire preuve d’imagination pour trouver de nouvelles formes qui permettent à la fois de protéger les intérêts légitimes des auteurs et de leurs éditeurs et d’assurer la plus large diffusion des œuvres.
Soyons honnêtes, il n’est pas très facile d’avancer dans cette voie. D’abord parce que nous éditeurs, nous maîtrisons encore très mal l’univers numérique et ses règles – y compris juridiques – en gestation. Ainsi, nombre de bons juristes de l’édition, éminents spécialistes de la propriété littéraire, commencent à peine à découvrir la licence Creative Commons. Ensuite, à l’inverse, parce que nombre d’initiatives liées aux potentialités du Web ignorent l’importance de préserver une « écologie de la chaîne du livre » permettant la diffusion d’œuvres (closes) de qualité.
Un exemple : le débat que nous avons actuellement, les éditeurs universitaires, avec le CNRS sur la question des « archives ouvertes » en matières de publications scientifiques. Les chercheurs sont invités à mettre leurs articles en ligne, en accès gratuit, dans le souci légitime de favoriser la diffusion des connaissances. Cela commence à se développer en France, avec HAL. Mais cette initiative a été lancée sans aucune concertation avec les éditeurs. Or, dans le domaine des sciences humaines que je connais un peu, nous nous efforçons de publier et diffuser des travaux scientifiques avec des critères de qualité qui impliquent un coût et donc une rémunération, sous forme de revues ou d’ouvrages collectifs importants pour l’avancée des connaissances. Si tous les articles sont placés gratuitement en ligne au moment où nous publions ces livres et revues, alors leur vente sera inévitablement sérieusement affectée, au point de rendre impossible la poursuite d’un travail éditorial de qualité ; et on peut craindre que l’arrêt de cette activité ne soit pas compensé – au plan de la diffusion d’un savoir élaboré – par la prolifération exponentielle des publications en ligne gratuites, au sein de laquelle il sera de plus en plus difficile de trier le bon grain de l’ivraie.
Finalement, nous avons rencontré le CNRS et engagé des discussions, et je pense que nous trouverons un terrain d’entente. Mais tout cela est long, chaotique et laborieux…


Enfin, quels « modèles économiques » peut-on imaginer pour la diffusion des œuvres sous forme numérique ? Quelles rémunérations pour l’éditeur et pour l’auteur ? Je peux indiquer simplement quelques enseignements des expériences en cours en France et ailleurs. Globalement, pour l’instant, s’agissant des œuvres closes, il faut distinguer deux grands modes d’exploitation en ligne : d’une part, le e-book, le livre électronique téléchargeable ; et, d’autre part, la bibliothèque numérique constituée d’un corpus plus ou moins important de textes (livres et/ou articles).
S’agissant du livre électronique, on a déjà quelques expériences en France – et nettement plus aux États-Unis ou au Japon. En France, je voudrai citer le travail pionnier du « diffuseur-distributeur-libraire en ligne » Numilog, avec lequel La Découverte, comme quelques autres éditeurs, a conclu un accord depuis deux ans (plus de deux cents titres de notre catalogue figurent parmi les milliers de titres qu’il rend accessibles sous forme numérique). Dans ce cas, contrairement à certaines idées reçues, le modèle économique du livre électronique qui commence à se stabiliser est finalement assez proche de celui du livre papier – pour l’un est l’autre, les maillons essentiels de la « chaîne de valeur » sont en effet identiques.
Pour l’acheteur, le prix public du livre numérique est en général inférieur de 15 % à 30 % à celui de son homologue papier (soyons clairs, vu l’étroitesse du marché, cette différence obéit actuellement plus à des considérations psychologiques qu’à une rationalité économique ; et personne ne sait aujourd’hui comment se définira à l’avenir le rapport entre les deux prix ; quant à l’opportunité d’un « prix unique » du livre numérique, que je crois pour ma part indispensable, le débat n’est même pas engagé). La TVA, malheureusement, n’est pas la même pour le papier (5,5 %) et pour le numérique (19,6 %) – une anomalie choquante, car on ne voit pas pourquoi les œuvres de l’esprit ne pourraient pas bénéficier du taux réduit dès lors qu’elles sont diffusées sous forme numérique (un autre combat à mener !).
Ensuite, l’éditeur accorde au diffuseur-distributeur-libraire en ligne environ 50 % de remise sur le prix public hors taxes. Aujourd’hui, Numilog cumule par obligation les trois métiers, mais demain, quand le marché décollera, ils seront nécessairement assurés par des acteurs différents : d’une part, des diffuseurs-distributeurs, comme c’est le cas aujourd’hui pour le livre papier (ils s’appellent Interforum, Hachette Distribution Services, CDE-SODIS, Union-Distribution ou Volumen) ; et, d’autre part, des libraires. Face à l’explosion de l’offre de livres électroniques, il faudra en effet nécessairement des commerçants qualifiés capables d’agréger l’offre des éditeurs et d’aider le client à s’y retrouver : c’est le métier du libraire.
Comme aujourd’hui pour le papier, chaque acteur recevra une fraction du prix public HT pour rémunérer son travail : 35 % à 40 % pour le libraire (offre en ligne d’un grand choix de titres, avec leur présentation et surtout les conseils de lecture) ; environ 6 % pour le diffuseur (faire connaître aux libraires et promouvoir l’offre des éditeurs) ; environ 8 % pour le distributeur (gestion des plateformes numériques d’agrégation de fichiers, gestion des DRM, des modalités de téléchargement et de facturation) ; 10 % à 15 % pour l’éditeur (travail avec les auteurs pour l’établissement des textes, avec les compositeurs pour leur mise en forme) ; et, bien sûr, environ 10 % pour l’auteur. Dans ce schéma, la seule vraie « économie » par rapport à la chaîne de valeur actuelle du livre papier, c’est la disparition du papier et de l’impression, dont le coût ne représente que 4 % à 6 % du prix public HT. Et il ne sera sans doute pas complètement annulé, car la création à partir d’un fichier « bon à imprimer » d’un autre fichier « bon à diffuser » sous forme numérique implique d’autre frais. Pour l’instant, Numilog, par exemple, c’est cette économie-là.
Ces répartitions de valeur pourront sans doute évoluer, avec l’évolution des techniques et l’abaissement de leur coût, ou avec l’émergence de nouveaux acteurs (comme les fournisseurs de bases de données bibliographiques, indispensables aux libraires, ou ceux de fichiers de « clients ciblés »). Mais une chose me semble sûre : pour le livre numérique, à l’exception du métier d’imprimeur, tous les autres métiers qui constituent actuellement les différents maillons de la chaîne de production du livre papier conserveront leur principale raison d’être, même si les modalités de leur exercice vont se transformer, plus ou moins radicalement.


Le second modèle, c’est celui de la bibliothèque numérique, dont nous n’avons pour l’instant en France qu’une faible expérience (à cet égard, celle de Cyberlibris, qui propose aux établissements d’enseignement supérieur une bibliothèque « intelligente » de quelques milliers de titres en économie-gestion, constitue un précédent à saluer). Au SNE, nous collaborons par exemple activement au projet de la Bibliothèque nationale de France de bibliothèque numérique européenne Europeana, qui va, je l’espère, bientôt voir le jour. Au-delà des œuvres du domaine public actuellement accessibles sur le site Gallica, la BNF souhaite à juste titre y inclure des œuvres protégées, et nous travaillons ensemble pour définir le modèle économique le mieux adapté pour la rémunération de ces œuvres.
Nous sommes là dans la logique de bibliothèque, celle de la consultation ou de l’emprunt. Pour la consultation, un modèle désormais bien rôdé en matière d’édition numérique de revues scientifiques est celui de l’abonnement annuel : il fonctionne pour les bibliothèques universitaires qui mettent à disposition de leurs usagers (étudiants, chercheurs et enseignants) les ressources auxquelles elles sont abonnées, mais il est sans doute plus délicat à transposer pour une bibliothèque numérique comme Europeana, qui s’adresse d’abord aux particuliers.
Pour l’emprunt, nous retrouvons, en partie, les débats que nous avions eus avec les bibliothécaires avant l’adoption de la loi sur le « prêt payant » et bien des solutions peuvent être imaginées, qui dépendront des évolutions technologiques. Aujourd’hui, Numilog, par exemple, a commencé à tester une modalité de prêt d’un livre numérique (à lire sur un ordinateur ou un lecteur nomade). Le distributeur vend un fichier à la bibliothèque, mais avec des droits limités. Par exemple, elle peut en prêter au maximum cinq en même temps ; quand ce seuil est atteint, elle ne peut plus en prêter d’autres copies. Et comme il ne sert à rien de faire revenir le fichier, celui-ci est « chronodégradable » : au bout de x semaines, il s’autodétruit.
Toutes ces modalités de diffusion sous forme numérique d’œuvres protégées impliquent assurément des verrous de sécurité plus ou moins rigoureux, des outils de DRM. Mais on est encore aujourd’hui dans l’ordre de l’expérimentation et il n’y a aucune fatalité. Entre le tout fermé et le tout ouvert, entre le tout payant et le tout gratuit, il existera toute une gamme de possibilités permettant de concilier les impératifs de rémunération de la création – condition de la qualité – et ceux de la plus large diffusion des œuvres, grâce aux nouvelles opportunités du numérique et d’Internet. Dans le domaine du livre, nous arrivons dans ce monde après la musique et le cinéma : essayons donc collectivement – auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires – de tirer parti des plâtres essuyés par les « majors » économiques de ces secteurs pour ne pas répéter leurs erreurs, notamment face au défi des plateformes peer to peer. Et de saisir astucieusement les opportunités qu’offre le numérique.


Exemple d’opportunité, cette affaire de la « zone grise » que vous évoquiez, Alain Absire, celle des livres qui ne sont plus disponibles mais toujours protégés par le droit d’auteur. Nous y réfléchissons aussi, notamment dans le cadre du projet Europeana. Car il est vrai que les quelque 450 000 livres disponibles aujourd’hui en France ne représentent qu’une fraction de tous ceux qui restent protégés par la règle des soixante-dix ans après le décès de leur auteur et dont la majorité n’est plus disponible : plusieurs millions de livres n’ont plus de vie sous forme papier et forment aujourd’hui un immense cimetière. Pour les ressusciter avant qu’ils arrivent dans le domaine public, le numérique est à l’évidence une solution. Il faudra évidemment trouver de l’argent pour cela, car « rétroconvertir » sous forme numérique des livres épuisés qui n’ont plus qu’un public limité, cela implique un investissement initial non négligeable, dont l’amortissement par les ventes de e-books ou les abonnements aux bibliothèques numériques reste aujourd’hui plus qu’incertain.
L’« offre généreuse » actuelle de Google aux bibliothèques et aux éditeurs de numériser gratuitement des millions d’ouvrages, protégés ou non, me semble constituer à cet égard une solution aussi illusoire que dangereuse. Car, outre que Google viole allègrement le droit d’auteur avec le principe d’opt out pour les œuvres protégées (je numérise et mets en ligne tes livres sans te demander ton avis, et si tu n’es pas content, je les retire), la firme américaine joue sur le non-dit. Car, comme disent les Américains, « there is no free lunch » : c’est la publicité qui, in fine, doit assurer le financement de l’opération. Et ce « modèle économique » ne me semble pas le plus sain pour assurer l’avenir du livre en préservant à la fois son accès au plus grand nombre et la possibilité de ressusciter ou de créer les œuvres les plus novatrices.
L’aide de l’État est donc pour l’instant une condition nécessaire pour faire revivre les livres de la « zone grise ». Mais le besoin n’est pas colossal – quelques millions ou dizaines de millions d’euros en France – et, surtout, il n’a pas vocation à se pérenniser. Nous sommes en effet aujourd’hui dans une phase de transition : quand le marché du livre numérique sera une réalité, il n’est pas absurde de penser que le coût de mise en ligne d’ouvrages épuisés pourra être amorti par les ventes.
D’ici là, si l’État, via le CNL et la BNF, aide à « amorcer la pompe », il est possible de commencer à faire revivre ces livres de la « zone grise » : ils pourraient notamment entrer dans une bibliothèque numérique comme Europeana, donnant lieu à rémunération selon les modalités que j’évoquais précédemment, ou d’autres. Et certains d’entre eux pourraient exister à nouveau sous forme papier, si l’importance de la demande numérique révélait leur intérêt.
Les perspectives sont donc plutôt excitantes et il ne faut pas avoir peur.


François Gèze, P-DG des Éditions La Découverte, membre du collège livre du CFC.