Chères lectrices, chers lecteurs,
Cette lettre est endeuillée par le décès de François Gèze, auquel la collection « Repères » doit d’exister. Au début des années 1980, il n’était pas possible de poursuivre la mythique « Petite Collection Maspero » (PCM) dans un contexte (intellectuel, politique, social) ayant autant changé. La difficulté consista alors, et elle demeure, à s’adapter tout en conservant le cap, en tirant des bords. « Repères » fut l’un de ces « bords », comme les différents volumes de « L’État du monde ». Le projet d’une encyclopédie de sciences sociales, dans ce format, au départ utopique, a été inspiré et soutenu par cette volonté constante de contribuer à la démocratisation du savoir. Il en fut de même avec la publication du Nouveau Manuel de sciences économiques et sociales, destiné aux lycéens, mais pour partie rédigé par des chercheurs, coordonnés par Jean-Paul Piriou. Ce fut là aussi une prise de risque considérable pour une maison qui n’était pas spécialisée dans l’édition scolaire. Le troisième exemple d’une adaptation à un monde qui change, sans pour autant renoncer au cap, et aux valeurs qui le déterminent, a été la création du portail Cairn. De nombreuses revues périclitaient, les étudiants lisaient de moins en moins de livres « papier » : il ne servait à rien de se lamenter, il fallait sauver l’essentiel, en l’espèce grâce aux nouvelles technologies. Je m’en tiens à ces trois exemples pour en avoir été un témoin.
Dans ce petit monde factice où prévalent les déclamations verbeuses et les discours sans suite, François Gèze était, sans ostentation, un « faiseux », qui ouvrait l’espace des possibles. Il donnait amicalement des conseils, mais n’a jamais cherché à dévier la ligne éditoriale de « Repères », n’a jamais exercé la moindre censure, nous a défendus quand nous avons eu besoin de son soutien. Comme si cela allait de soi, sans en « rajouter ». Il nous faisait tout simplement confiance, de personne à personne, et c’est le souvenir que nous voulons conserver de lui.
Ce triste préambule ne nous dispense pas de vous présenter les quatre livres de cette rentrée. Le premier, Introduction à la géostratégie, nous a rappelé l’un des titres célèbres de la « PCM », qui date de 1976 : La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Yves Lacoste y montrait qu’à côté de la « géographie des professeurs » existait depuis fort longtemps une « géographie des états-majors ». Sun-Tse, source inépuisable de citations, disait que « le général doit connaître le théâtre de guerre aussi nettement que les coins et recoins des cours et jardins de sa propre maison ». Aujourd’hui, ce théâtre s’étend au cyberespace. Et la multiplication des arcs de crises et la course à l’armement des principales puissances ne sont pas particulièrement rassurantes. D’une certaine façon, la géostratégie existe depuis très longtemps, mais ce livre de Philippe Boulanger en montre la grande actualité et les développements les plus récents.
Comme les géographes, il vous arrive probablement de voyager. Et vous vous demandez peut-être pourquoi le train est si cher, en comparaison avec l’avion, qui s’est « démocratisé » : 4,5 milliards de passagers étaient transportés en 2019 ; 91 % des Français de plus de 25 ans ont pris l’avion au moins une fois dans leur vie et plus de 60 % le prenaient au moins une fois par an, en 2019 également. Plusieurs révolutions ont marqué cette expansion : technologique avec l’introduction du moteur à réaction à partir des années 1950 ; réglementaire avec l’ouverture à la concurrence à partir des années 1980 ; commerciale avec l’essor du low cost dans les années 1990 ; géopolitique avec la montée en puissance de nouveaux hubs, notamment au Moyen-Orient, depuis les années 2000. Quand vous allez à Maubeuge, passez-vous par Doha ?
L’aviation est aujourd’hui confrontée à la contrainte écologique. Du moins, elle le devrait. Elle représente 3,5 % des émissions mondiales : chacun jugera si c’est beaucoup, mais son rythme de croissance a de quoi interroger. Comme pour d’autres industries, ses promoteurs s’en remettent au progrès technique, par exemple à l’hydrogène. Tous ces aspects sont présentés dans Le transport aérien de Paul Chiambaretto et Emmanuel Combe, y compris les principes de la tarification, copiés par le train…
Le capitalisme sauvage était livré à des crises récurrentes. Il est parvenu à se « civiliser » grâce à l’intervention de l’État et à la régulation par diverses institutions. Mais deux inventions ont contribué plus que d’autres à le sauver et à formater la société dans laquelle nous vivons : le crédit à la consommation et le marketing. S’il vous arrive de ne pas consacrer tout votre temps de loisirs à lire des « Repères », alors nous conseillons, sur ce sujet, la série Mad Men. Paradoxalement, le marketing est assez peu étudié par les sociologues. Peut-être parce que les marketeurs et les sociologues font, vu de loin, le même métier, qui consiste à comprendre les comportements sur la base d’enquêtes et de sondages. L’un des intérêts du livre de Kevin Mellet, Sociologie du marketing, est de rendre compte des évolutions récentes, qui tendent à s’accélérer avec l’avènement des techniques d’exploitation des « données ». Celles-ci soulèvent des problèmes éthiques et politiques qui appellent une régulation, car il est peu probable que la promesse d’un « marketing responsable » suffise.
Il existe d’autres séries instructives : par exemple Tchernobyl. S’il s’agit d’évoquer des catastrophes et leur interprétation, quelques souvenirs scolaires permettent de remonter au tremblement de terre de Lisbonne le 1er novembre 1755. Dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, Voltaire défend une conception aléatiste de la catastrophe : elle serait le produit du hasard ou d’une providence incompréhensible, qui fait des humains ces « atomes tourmentés sur cet amas de boue/que la mort engloutit et dont le sort se joue ». Dans sa Lettre à Monsieur de Voltaire, Rousseau défend au contraire l’idée que c’est la concentration et la structure de l’habitat urbain, productions bien humaines, qui sont responsables de l’ampleur des dégâts : « Convenez que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul. » Ah, l’imparfait du subjonctif…
Depuis Rousseau, on sait donc que les catastrophes ne sont pas de purs événements naturels. Il existe des facteurs divers que les sociologues nomment des « agents » : attentats terroristes, guerres, tremblements de terre, inondations, sécheresses, éruptions volcaniques, tempêtes, krachs boursiers, accidents industriels, épidémies, etc. Ces agents sont des conditions nécessaires mais jamais suffisantes d’une catastrophe : afin de réaliser leur potentiel de destruction et de mort, les agents doivent rencontrer des circonstances favorables que les sociologues nomment « vulnérabilités ». Or ces vulnérabilités sont très inégalement réparties dans la société et le monde, entre riches et pauvres, notamment. Contrairement à un préjugé répandu, elles ne sont pas aveugles, ne frappent pas au hasard.
Les catastrophes sont également ce que Harold Garfinkel nommait breaching experiment, des « expériences de déstabilisation » : la rupture, brutale, révèle l’ordre dans lequel s’inscrivaient les pratiques sociales des acteurs. Les catastrophes sont régulièrement suivies de fabriques de boucs émissaires. Plus généralement, elles sont le théâtre de la diversité des comportements humains : il y a des héros, il y a celles et ceux qui sont solidaires et ceux qui exploitent les circonstances ou la détresse de leurs voisins.
On comprend ainsi l’intérêt de cette Sociologie des catastrophes de Benoit Giry, d’autant plus qu’il se dit que le xxie siècle sera celui des catastrophes. Celles-ci ne seraient alors plus des événements singuliers, des ruptures, mais un « normal pathologique ». Conformément au vœu ancien de Sorokin, cela justifierait que leur analyse devienne une « sociologie générale »… Nous avons pour conclure une pensée toute particulière et émue pour nos amis marocains.
Je vous souhaite une bonne rentrée malgré tout.
Pascal Combemale