Une rentrée sensible

Chère lectrice, cher lecteur,

 

Je vous sais très sensible. Mais l’êtes-vous plus que vos parents, vos grands-parents ? La sensibilité varie-t-elle selon les époques et les milieux ? Pour le savoir, commençons par une courte citation d’un livre que vous avez lu : « Et en disant ces mots, il osa prendre la main de madame de Rênal, et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée. Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l’avait entièrement découvert. » Nous sommes en 1830. Cet extrait vous laisse-t-il parfaitement indifférent.e ? Je vous ai épargné Jane Austen, dont le Sense and Sensibility date de 1811, ou plus loin encore, La Princesse de Clèves (1678), votre roman préféré.

Pour continuer à paraître cultivé, citons Nietzsche : « Jusqu’à présent, écrit-il dans son Gai Savoir (1886), tout ce qui a donné de la couleur aux choses n’a pas d’histoire : où trouverait-on une histoire de l’amour, de l’avidité, de l’envie, de la conscience, de la piété, de la cruauté ? » Il a fallu attendre longtemps pour que cette question trouve un écho. Pourtant, les sensibilités interviennent partout : dans l’organisation du travail, où le bonheur occupe désormais les coachs en entreprise, dans la formation des grandes causes morales, dans le « ressenti » des sportifs et la viralité des relations sur Internet, etc.

Le Repères Introduction à l’histoire des sensibilités de Christophe Granger et Sarah Rey existe parce que les choses changent. Depuis deux décennies, les travaux se sont multipliés (thèses, colloques, revues, ouvrages, etc.), et l’intérêt des étudiantes et des étudiants s’affirme sans cesse plus. Au point que certains n’hésitent pas à parler d’affective turn. Qu’il s’agisse de la vue, ou du regard, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, du toucher, toutes les formes de sensibilité sont évoquées dans ce livre, au croisement de l’histoire et de la sociologie. Et, comme en témoigne l’aveu de Kevin Lambert, prix Médicis 2023, reconnaissant avoir travaillé avec un « sensitivity reader », c’est aussi un ouvrage d’actualité.

La seconde livraison de cet été est la nouvelle édition de L’Anthropologie des religions, de Lionel Obadia. Selon une conception évolutionniste héritée du xixe siècle, les religions semblaient condamnées à la marginalisation, sous l’effet d’un processus de sécularisation propre à la modernité occidentale. Il n’en a rien été et c’est ce qui justifie ce livre. L’anthropologie apporte une prise de distance avec un regard spontanément ethnocentré, qui évite les erreurs commises quand on projette spontanément sur une réalité étrangère les catégories d’analyse forgées dans et pour sa société. Sa méthode comparative et l’attention qu’elle porte au point de vue indigène fournissent des clés d’interprétation qui enrichissent la compréhension. Les nombreux travaux de recherche dont cette nouvelle édition rend compte attestent de sa vitalité.

 

Je vous souhaite la meilleure rentrée possible,

 

Pascal Combemale